Cultures

Sans nuages

Le soleil commençait sa descente rapide vers l’horizon lorsque l’effet de l’herbe se fit sentir. Maintenant, on était tous assis à regarder les couleurs du ciel avec autant d’attention que si on regardait la télévision.

« Hé, cria Sammy qui brisa la bulle de rêve qui nous entourait, est-ce que vous avez déjà remarqué que si on regarde le ciel on peut voir des animaux et des visages dans les nuages… »

Etienne se retourna :

« Pas possible !

– Ouais, continua Sammy. C’est génial. Hé, il y a un petit canard juste au-dessus de nous, et celui-là ressemble à un homme avec un pif énorme.

– En fait, je remarque ça depuis que je suis tout petit.

– Tout petit ?

– Oui. Bien sûr. »

Sammy siffla :

« Merde. Moi je viens tout juste de le remarquer. Mais ça doit être à cause de l’endroit où j’ai grandi.

– Ah bon ? dit Etienne.

– Ben, tu vois, j’ai grandi dans l’Idaho.

– Ah… » Etienne hocha la tête. Puis il eut l’air troublé. « Oui, l’Idaho. J’ai entendu parler de l’Idaho, mais…

– Alors, tu as entendu parler de l’Idaho, hein ? Il n’y a pas de nuages dans l’Idaho.

– Pas de nuages ?

– C’est clair. Chicago, la ville à tous les vents. Idaho, l’Etat sans nuages. Un truc étrange lié à la pression atmosphérique, je crois.

– Il n’y a pas du tout de nuages ?

– Pas un. » Sammy se redressa sur le sable. « Je me souviens de la première fois que j’ai vu un nuage. C’était dans l’Etat de New York, l’été soixante-dix neuf. J’ai vu un grand truc moutonneux dans le ciel et j’ai essayé de l’attraper… mais il était trop loin. » Sammy sourit tristement. « Je me suis retourné vers ma mère et j’ai dit . « Pourquoi je peux pas avoir la barbe à papa, maman ? Pourquoi ? » La voix de Sammy s’étrangla et il baissa les yeux. « Désolé, c’est seulement un souvenir stupide. »

Zeph se pencha et lui tapota le dos :

« Hé, mec, murmura-t-il, tout juste assez fort pour qu’on l’entende. Ça va. Tu peux nous le dire. On est entre amis ici.

– Oui, dit Etienne. Ça ne nous gêne pas. Bien sûr, tout le monde a un souvenir triste. »

Sammy, se retourna, le visage tout crispé.

« Toi, Etienne ? Toi aussi tu as un souvenir triste ?

– Eh bien oui. J’avais une petite bicyclette rouge, mais des voleurs me l’ont prise. »

Le visage de Samy s’assombrit.

« Les voleurs de bicyclettes ? Ils ont volé ton petit vélo rouge ?

– Oui. J’avais sept ans.

– Sept ans ! » cria Sammy, et il frappa le sol de son poing, ce qui envoya du sable sur tout le monde. « Putain ! Ça, ça me rend dingue ! »

Il y eut un silence consterné. Puis Sammy attrapa les Rizla et se mit à rouler furieusement; Zeph changea de conversation.

L’éclat était probablement un geste tactique. La réaction d’Etienne avait été si charmante qu’il aurait été cruel de lui révéler la vérité. La seule issue pour Sammy était de continuer à bluffer jusqu’au bout. Il est possible qu’Etienne ait vraiment cru qu’il n’y a pas de nuages dans l’Idaho, et qu’il le croie jusqu’au jour de sa mort.

Alex Garland (né en 1970), La Plage – traduction de Jeanine Rovet et Marianne Brun-Rovet

Idaho Big Sky – cliché emprunté à la galerie de moonjazz

6 réflexions au sujet de “Sans nuages”

  1. je ne connaissais pas et ça me plait bien ; ça me rappelle vaguement l’épisode avec les nuages dans « Jean-Christophe » (souvenir, souvenir). J’ai maintenant (eh oui à mon âge) moi aussi des trucs un peu idiots avec les nuages (mais ça c’est une autre histoire); Merci Agnès pour ce partage.

  2. Merci Agnès pour le conseil. Je l’avais noté dans ma liste des à acheter. Je suis toujours à la recherche de titres intéressants.

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