Le soir précédant mon retour chez moi, je sortis dîner dans un petit restaurant italien proche de l’hôtel. Les patrons n’avaient pas changé depuis le début des années quatre-vingt dix, époque où j’y étais allé pour la dernière fois, et à ma grande surprise, le plus jeune de la famille, Tony, me salua par mon nom et me plaça à la table du coin que j’avais toujours préférée parce que c’était l’endroit le plus calme du restaurant.
On s’en va, cependant que d’autres – ce qui n’a rien d’étonnant – restent sur place et continuent à faire ce qu’ils ont toujours fait, et quand on revient, on est surpris et enchanté, l’espace d’un instant, de voir qu’ils sont toujours là, et puis cela vous rassure qu’il y ait quelqu’un qui passe sa vie entière dans le même coin sans désir d’en bouger.
[…] Même si les cheveux de Tony étaient maintenant du même gris acier que ceux de son grand-père Pierluigi, comme on pouvait le constater sur le portrait à l’huile de l’immigrant fondateur du restaurant – beau comme un acteur dans son tablier de chef cuisinier – qui trônait encore tout à côté du vestiaire, et même si la silhouette de Tony s’était alourdie et arrondie depuis la dernière fois que je l’avais vu, lorsqu’il avait la trentaine, à l’époque où il était le seul membre de la famille à être encore mince et sec dans ce clan de restaurateurs bien nourris, quelque cent mille assiettes de pâtes plus tôt, le menu lui-même n’avait pas changé, le pain dans la corbeille à pain était toujours le même, et quand le chariot des desserts passa près de ma table, piloté par le maître d’hôtel, je vis que le maître d’hôtel n’avait pas changé, et les desserts non plus. On pourrait croire que mon rapport à tout cela n’aurait pas bougé d’un iota, qu’une fois que je me retrouverais mon verre à la main, à mastiquer un morceau de ce pain italien que j’avais mangé ici même des douzaines de fois, j’aurais un agréable sentiment de familiarité, et pourtant ce n’était pas le cas. Je me faisais l’effet d’être un imposteur, qui prétendait être l’homme que Tony avait connu jadis, et j’aurais soudain donné cher pour être lui. Mais à vivre onze ans dans une solitude quasi permanente, je m’en étais débarrassé. J’étais parti pour fuir une menace bien réelle; finalement, je n’étais pas revenu, afin de me débarrasser de ce qui me paraissait dorénavant sans intérêt et, ce dont rêve tout un chacun, échapper aux conséquences à long terme des erreurs de toute une vie (dans mon cas, l’échec conjugal à répétition, les adultères clandestins, l’effet boomerang d’un attachement érotique). En passant à l’acte au lieu de me contenter d’en rêver, c’est aussi de moi, apparemment, que je m’étais débarrassé.
Philip Roth (né en 1933), Exit le fantôme – traduction de Marie-Claire Pasquier

Jennifer Childs, Little Italy remaining