Le moins bavard d’entre eux est Clarence Nathan. À peine s’il dit un mot, mais parfois, quand le chef d’équipe est ailleurs, Cricket et lui se lancent le défi de parcourir toute la longueur d’une poutrelle en aveugle. Ils marchent comme s’ils étaient sur la terre ferme. S’ils tombent, ils n’iront pas bien loin, mis, qu’ils tombent de dix ou de trente mètres, le danger est le même. Les yeux fermés, ils ne font jamais un faux pas.
Sur le tablier, Clarence Nathan met son casque devant derrière et rentre ses cheveux dessous. Le responsable de la signalisation s’adresse au technicien de la grue en un langage codé de signaux radio. On monte une énorme colonne d’acier. Les hommes la mettent en place, puis ils boulonnent le pied. La colonne se dresse dans le ciel. La flèche de la grue tourne, avec une sphère accrochée au bout – les hommes l’appellent le casse-tête. Lafayette siffle pour appeler l’un d’eux, et Clarence Nathan lui fait signe qu’il est prêt à y aller. La flèche vient vers lui. Il tend le bras pour saisir le câble, l’immobilise, puis, avec une superbe insouciance, il monte sur la boule d’acier.
Soudain, la flèche se remet en mouvement et il se balance dans les airs, dans le néant. Il adore cette sensation : seul sur la boule d’acier, au-dessus de la ville, ses compagnons de travail au-dessous de lui, ne pensant à rien d’autre qu’à cette traversée du vide. Il ne se tient que d’une main. Le grutier manœuvre prudemment et l’amène lentement au faîte de la colonne. La boule casse-tête oscille un peu, puis s’arrête. Clarence Nathan change de position, et, d’un pied léger, il passe sur les ailes d’acier de la colonne – l’espace d’une seconde, il est absolument libéré de tout; c’est l’instant le plus pur, où il est seul avec le vide. Il enroule les jambes autour de la colonne. En face de lui, sur l’autre colonne, Cricket attend. Puis la grue amène vers eux une poutrelle d’acier géante qui traverse le ciel petit à petit, avec prudence, méthodiquement, et les deux hommes l’empoignent pour la tirer à eux. « C’est bon ? » demande Cricket. « OK ! » Ils mettent la poutre en place avec une force brutale, parfois à grands coups de marteau de caoutchouc ou en cognant avec leur clé à écrous. Bien vite, la sueur leur dégouline le long du torse. Ils introduisent les boulons et fixent sans forcer; ils seront bloqués plus tard. puis ils décrochent les colliers – à présent, la poutrelle est entre les deux colonnes, et l’ossature de l’édifice grandit. Clarence Nathan et Cricket s’avancent sur cette poutrelle et se rejoignent en son milieu. Un pied dans le vide, ils remontent sur la boule casse-tête, en se tenant par les bras, et ils redescendent sur le tablier, ou attendent les autres. Parfois, pour plaisanter, quand il est en haut de la colonne, Clarence Nathan sort son harmonica et souffle dedans en le tenant d’une main. La mélodie est quasiment emportée par le vent, mais, de temps en temps, du bas, les hommes perçoivent quelques notes – des sons irréguliers, étirés, comme un coassement, ce qui, à l’occasion, vaut à Clarence Nathan le surnom de Treefrog (« grenouille rainette »), qui ne lui plaît guère.
Colum McCann (né en 1965), Les saisons de la nuit
Lewis Wickes Hine (1874 – 1940), Icarus Atop Empire State Building