Ce que je désirais surtout, c’était l’immensité des étoiles, car dans nos régions peuplées comme en Europe la lumière ambiante des villes tend à nous les rendre invisibles.
Je plantai le camp à l’entrée d’un canyon, n’osant pas m’aventurer plus loin sur le chemin de terre avec ma voiture de location. Je fis un gros tas de bois, surtout du genévrier, et allumai trois feux pour dormir au centre de ce triangle, un rituel très efficace. Comme il me restait environ une heure de jour, je gravis la pente la plus abrupte que je pus trouver pour m’épuiser.
Ce fut une nuit splendide. Allongé dans l’air froid au milieu de mon triangle de flammes, les étoiles me semblèrent presque trop proches. Ces étoiles m’aidèrent à ralentir le cours de mes pensées avant que la lune ne se lève pour m’infliger son inévitable pouvoir excitant. La récente étreinte d’Emelia m’avait plongé dans un ravissement tel que je ne me rappelais pas avoir éprouvé un bonheur comparable. Ma réaction émotionnelle à ces étoiles dont la densité était presque crémeuse approchait ce que d’autres ressentaient sans doute envers leur religion. Allongé là, je me souvins avec intérêt que ma mère, férue de classicisme, m’avait initié aux dieux plutôt qu’à une divinité plus théiste, et que les dieux fantasques de l’Antiquité proposaient peut-être une meilleure explication de notre présence sur cette planète. La rotation de la terre métamorphosa le ciel en un fleuve sans fin, et même quand la lune se leva, plutôt que d’en être troublé, je me vis seulement comme un enfant de la gravité. Je pensais sans cesse à un poème que ma professeur d’espagnol m’avait plusieurs fois cité alors qu’assis sur un banc de parc par une soirée de mai nous regardions la suave étendue du lac Michigan. Ce poème avait été écrit par un Portugais nommé Pessoa :
Les dieux, par leur exemple,
Aident seulement ceux
Qui cherchent à aller nulle part
Sinon dans le fleuve des choses.
[…] Il suffisait de soulever un peu le couvercle du monde naturel dont nous faisons intégralement partie pour découvrir autant d’obscurité que de lumière. Et afin de l’examiner avec un minimum de sérieux, il fallait tenter de le considérer à travers les perceptions de plus d’un million d’autres espèces.
Jim Harrison (né en 1937), Les Jeux de la nuit – traduction de Brice Matthieussent
Milky Way above the Pine trees – image © Stéphane Guisard, avec l’aimable autorisation de l’auteur