Cultures

Solitude

Walter consacra sa première journée au nettoyage de la maison et au désherbage pendant une dizaine d’heures, puis il partit se promener dans les bois, sous le soleil immuable de la fin d’après-midi, en quête des beautés de la nature. Il n’avait que vingt-quatre minutes de réserve de pellicule, et après en avoir perdu trois sur des chipmunks, il se rendit compte qu’il devait chercher quelque chose de moins facile à atteindre. Le lac était trop petit pour attirer les plongeons, mais quand il sortit le canoë en toile pour explorer des recoins rarement visités, il débusqua un genre de héron, un butor qui nichait dans les roseaux. Les butors étaient parfaits – si timorés qu’il pouvait les épier tout l’été sans même user vingt et une minutes de film. Il s’imagina réalisant un court-métrage expérimental qu’il intitulerait « Butoritude ».

Il se levait à cinq heures tous les matins, se badigeonnait d’antimoustique et ramait très lentement et très silencieusement vers les roseaux, la caméra reposant sur ses genoux. C’était dans les habitudes des butors de se tapir dans les roseaux, camouflés par leurs fines rayures verticales beige et marron, et d’embrocher de petits animaux avec leur bec. Quand ils sentaient le danger, ils se figeaient, le cou tendu et le bec pointant vers le ciel, ils ressemblaient alors à des roseaux secs. Lorsque Walter se rapprochait, dans l’espoir d’apercevoir plus de butors et moins de néant dans son viseur, ils disparaissaient généralement, mais il leur arrivait parfois de prendre leur envol, et il devait alors se pencher brusquement en arrière afin de les suivre avec sa caméra. Bien qu’il s’agît de véritables machines à tuer, il les trouvait hautement sympathiques, surtout pour le contraste entre leur plumage terne quand les ailes étaient repliées, et le magnifique gris et le noir d’ardoise de leurs ailes déployées quand ils volaient. Humbles et furtifs sur terre, près de leur demeure marécageuse, c’étaient des seigneurs dans le ciel.

Dix-sept années passées dans un espace confiné avec sa famille lui avaient donné une soif de solitude dont il découvrait seulement maintenant qu’elle allait être inextinguible.

Jonathan Franzen (né en 1959), Freedom – traduction de Anne Wicke

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John Gould (1804 – 1881), Botaurus lentiginosus