Thomas ouvrit le couvercle du coffre de chêne et le laissa reposer contre le mur. Toutes les familles ont un coffre comme celui-ci, songeait-il, plein de vieilleries qui ne servent plus mais qu’on ne se résout pas à jeter. Si votre père et votre grand-père ont gardé l’épée de votre arrière-grand-père, qui porte une tache du sang versé en 1808 sur le fourreau, alors vous ne pouvez que la conserver à votre tour.
« Il y a du sang russe sur l’épée de ton arrière-grand-père », lui avaient-ils dit solennellement, et il avait scruté chaque centimètre carré du métal jusqu’à ce que ses yeux en soient éblouis, mais sans jamais trouver la tache en question.
Si le temps a une odeur, alors ce doit être celle qui vous surprend quand on ouvre ces coffres, se dit Thomas. Le temps était là couché en différentes strates, avec le lourd acier de l’épée gisant au fond. Il souleva un emballage de batiste blanche et un coin de tissu de couleur vive apparut. Eh oui, il était là. Le couvre-lit confectionné par son arrière-grand-mère, peut-être au moment même où son mari enfonçait son épée dans un ventre russe pendant la guerre de Finlande. Elle était très habile de son aiguille, connue pour ses broderies délicates sur les bonnets de baptême et les cols de mousseline. Mais avec ce couvre-lit, elle avait enfreint toutes les lois. Personne n’avait jamais rien fait de pareil. Personne n’aurait voulu.
Il souleva le couvre-lit et le secoua. Il était trop léger pour tenir chaud. Elle l’avait confectionné pour sa beauté , du moins pour l’idée qu’elle s’en faisait, avec des morceaux de soie recueillis sur Dieu sait combien de longues robes usagées. À moins qu’elle n’eût acheté ces soieries chatoyantes rien que pour son couvre-lit. Jamais la digne provinciale qu’elle était n’aurait arboré des couleurs aussi voyantes.
« Un tel travail, et aussi léger sur le lit qu’un soupir ! On n’en sent même pas le poids. »
Il se rappelait avoir entendu quelqu’un prononcer ces mots, non pas comme un compliment, mais comme une critique.
Il fallait le donner à Eeva, pour sa chambre au grenier. Il le souleva dans la lumière. Les couleurs n’avaient pas pâli en près de cent ans. Peut-être n’avait-il jamais servi, même en son temps. Il aurait semblé très déplacé dans un intérieur suédois, aussi violent qu’un cri de plaisir pendant un office à l’église.
Helen Dunmore (néen en 1952), La maison des orphelins – traduction de Marc Amfreville
Agapit Stevens (1849 – 1917), Portrait of a Woman with Embroidery