Il était une heure. Une léthargie post-prandiale régnait dans la classe. La pluie menaçait. On frappa à la porte.
« Excusez-moi, Callie. Vous pouvez arrêter un instant, s’il vous plaît ? » Mr. da Silva se tourna vers la porte. « Entrez. »
Comme tout le monde, je levai les yeux. Sur le pas de la porte se tenait une rousse. Deux nuages se croisèrent dans le ciel, laissant passer un rayon de soleil. Ce rayon frappa la verrière de la serre. Passant à travers les géraniums, il leur emprunta la lumière rosée qui maintenant, dans une sorte de membrane, enveloppait la fille. Il est également possible que ce ne fût pas le soleil qui ai fait tout cela mais une certaine intensité, un rayon d’âme, issu de mon regard.
« Nous sommes en plein milieu du cours, mon petit.
-Je suis censée être dans cette classe », dit la fille d’une voix triste. Elle tendit une feuille.
Mr. da Silva l’examina. « Vous êtes sûre que Miss Durrell veut que vous soyez transférée dans cette classe ? demanda-t-il.
-Mrs. Lampe ne me veut plus dans la sienne, répondit la fille.
-Asseyez-vous. Vous devrez partager un livre avec une camarade. Miss Stephanides nous lisait un passage du livre III de l’Iliade. »
Je me remis à lire. C’est-à-dire que mes yeux déchiffraient les phrases et mes lèvres formaient les mots. Mais mon esprit avait cessé de prêter attention à leur sens. Quand je terminai, je ne rejetai pas mes cheveux en arrière. Je les laissai pendre devant mon visage. Je jetai un coup d’œil par un interstice.
La fille s’était assise en face de moi. Elle était penchée vers Reetika comme si elle lisait avec elle, mais son regard était occupé par les plantes. L’odeur des paillis lui faisait froncer le nez.
Une partie de mon intérêt était scientifique, zoologique. Jamais auparavant je n’avais vu une créature avec autant de tâches de rousseur. Il y avait eu un big-bang, dont l’origine se situait sur l’arête de son nez, et la puissance de l’explosion avait propulsé des galaxies jusqu’aux confins de son univers courbe au sang chaud. Il y avait des amas de taches sur ses avant-bras et ses poignets, toute une Voie lactée sur son front, et même quelques quasars éparpillés dans les replis de ses oreilles.
Puisque nous sommes en cours d’anglais, permettez-moi de citer un poème. « La beauté bigarrée », de Gerard Manley Hopkins qui commence ainsi : « Gloire à Dieu pour les choses mouchetées. » Quand je repense à ma première réaction, elle me paraît avoir été suscitée par l’admiration de la beauté naturelle. Je veux parler du plaisir du cœur provoqué par la vision de feuilles bariolées ou de l’écorce pareille à un palimpseste des platanes de Provence. Il y avait quelque chose d’attirant dans la combinaison de ses couleurs, les petits bouts de gingembre flottant sur la peau d’un blanc laiteux, les reflets or de la chevelure blond vénitien. C’était comme l’automne, de la regarder. C’était comme d’aller dans le Nord voir les couleurs.
Entre-temps elle restait penchée sur le côté à sa table, les jambes allongées, révélant ses talons usés. Comme elle n’avait pas assisté à toute la lecture, elle était dispensée d’interrogation, mais Mr. da Silva lui lançait des regards inquiets. Elle ne les remarquait pas. Étalée dans sa lumière orange elle ouvrait et fermait des yeux ensommeillés. Elle eut un bâillement, qu’elle réprima à mi-course, comme s’il était raté. Elle ravala quelque chose et se frappa le sternum du poing. Elle émit un rot discret et se murmura : « Ay, caramba. » Dès la fin du cours, elle disparut.
Jeffrey Eugenides (né en 1960), Middlesex – traduction de Marc Cholodenko
Portrait par Yuri Darashkevic, né en 1962