Cultures

Métamorphoses

Il me fit signe de monter dans son véhicule. Je m’étendis sur le fond en bois, en abritant avec un bras mes yeux du soleil, lequel était trop brillant même derrière mes paupières. La mule se remit en route et nous nous ébranlâmes dans un fracas de sabots.

L’homme me tapa sur l’épaule et m’offrit des olives dans un bocal. Sa femme frappa sur sa main pour l’en empêcher, mais il lui montra en riant les arpents d’oliviers à la ronde en haussant les sourcils d’un air moqueur. Je feuilletai machinalement mon Ovide et me souvins du berger qui avait gâché la danse des nymphes. En punition, il avait été changé en olivier, arbre grossier et commun. Il me sembla soudain que j’apercevais le corps du berger dans chaque tronc, ses traits crispés se confondant dans l’écorce noueuse, ses bras s’étendant dans les branches, tandis qu’il appelait désespérément à l’aide avant d’être métamorphosé, pris au piège à jamais.

Le soleil badina avec moi jusqu’au moment où je sentis que le monde physique revenait à la vie. Je n’avais encore jamais pris conscience de son âme vivante, tant la nature dans mon passé avait été ordonnée et arrangée. Il y avait une explosion de couleurs au pied de chaque tronc tordu : d’énormes pâquerettes blanc et jaune, des coquelicots et des renoncules, dont la vitalité insouciante épuisait mes yeux. Ailleurs, des anémones épanouissaient avec davantage de douceur  leurs corolles blanches, jaunes, violettes. Dans un laurier, je vis distinctement, en un éclair, Daphné fuyant les violences d’Apollon, sa silhouette se détachant aussi nettement qu’un camée sur une broche. Le soleil s’élevait à l’horizon. Je fermai mes yeux de toutes mes forces en essayant de penser à Franny. Quand son visage m’apparut, il commença à se transformer, avec une lenteur affreuse, en écorce.

Les métamorphoses s’emparaient du monde autour de moi. J’éveillais la vie dans le livre au contact de ma main, et il la restituait à l’univers à travers moi. Qu’était ce livre sinon du cuir ? Qu’était le cuir sinon la peau d’un animal ? Et le papier n’était-il pas un arbre, le vélin n’était-il pas fait d’agneau ? Et moi, qu’étais-je sinon une idée ? Peu à peu, en regardant le paysage qui m’entourait, je deviens conscient de la présence des humains eux-mêmes avant leur transformation en arbres ou en fleurs, en animaux terrestres ou en oiseaux.

Wesley Stace (né en 1965), L’infortunée – traduction de Philippe Giraudon

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Le Bernin (1598 – 1680), Apollon et Daphné

Cultures

Famille

Esmond s’immobilisa sur le seuil et se mit au garde-à-vous. Sa tenue n’était pas réellement militaire mais plutôt un amalgame de plusieurs uniformes – peut-être était-ce celui de sa propre milice privée. Bien qu’il fût mon aîné d’une bonne vingtaine d’années et parût plus vieux que son âge, il se trouvait beau. C’était vrai, mais sa beauté était brutale. Sa peau tannée avait une couleur de sable, comme s’il avait vu trop de déserts, affronté trop de poudre et de mitraille. Sa voix cassante, impitoyable, associée à la courbe dédaigneuse de ses lèvres, trahissait le caractère d’un homme préférant donner des ordres qu’en recevoir. Edith, sa mère, l’avait accompagné ou plutôt suivi – elle était toujours en retrait. C’était maintenant une femme prématurément affaiblie, qui ignorait encore les trois faits essentiels de son existence, à savoir que son défunt mari était le père des deux derniers enfants de sa sœur Nora, que son fils était l’amant de ladite Nora et que le mari soumis de celle-ci était le seul homme capable de prendre soin d’elle comme elle l’aurait voulu.

Nous demandâmes poliment des nouvelles de Camilla. Esmond nous informa que sa sœur était récemment partie comme missionnaire pour l’Afrique. Je me souvenais vaguement de cette fragile créature. Il me semblait peu probable que sa santé puisse résister à un voyage vers la côte et encore moins à un séjour de plusieurs mois au milieu des sauvages. Je l’imaginais attendant d’un air gêné son tour d’être cuite dans la marmite, trop timide pour demander qu’on ajoute un peu de sel.

Wesley Stace (né en 1965), L’infortunée – traduction de Philippe Giraudon

(c) National Trust, Ickworth; Supplied by The Public Catalogue Foundation

John Hoppner (1758 – 1810), Frederick William Hervey

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Convenances

La version officielle

[…] Rien ne trahissait à l’extérieur une quelconque intimité entre la bibliothécaire et le châtelain, mais leur liaison secrète ne faisait aucun doute. Ils vivaient sous le même toit depuis des années, au cours desquelles Geoffroy était devenu un homme aussi séduisant qu’absorbé en lui-même. Il ne donnait aucune envie de quitter même brièvement sa demeure : par quoi pouvait-il être retenu, sinon par la présence d’Anonyma ? Au dire de tous, il passait de longues heures en tête à tête dans la bibliothèque. En dehors de sa mère, elle était la seule femme à qui il adressât la parole. Bien qu’ils fussent tous deux réduits en esclavage par la douairière clouée au lit, ils étaient après elle les dépositaires de l’autorité : mon père par sa naissance, ma mère parce qu’il l’avait choisie. Il suffisait d’additionner ces éléments pour obtenir une histoire d’amour. Même s’il ne s’agissait que de preuves indirectes, elles étaient plus que suffisantes pour exercer les langues.

Toutefois, la rumeur finit par d’essouffler. Rien ne se produisit. Et cela dura ainsi pendant des années. Le désintérêt apparent de « miss Molly » envers les femmes était peut-être réel, après tout.

Cependant la mort de lady Loveall, suivie presque immédiatement par les fiançailles de mon père avec la bibliothécaire – les deux nouvelles éclatèrent comme deux coups de tonnerre simultanés -, prouvèrent que les mauvaises langues avaient eu raison sur toute la ligne. Certaines des commères étaient mortes depuis longtemps, et on raconta qu’on avait entendu des voix dans le cimetière du village proclamer : « Nous vous l’avions bien dit ! » Non seulement le couple avait eu une liaison, mais il avait réussi à la garder secrète sous le nez pour ainsi dire de lady Loveall. Cette révélation ne suscita d’ailleurs aucun étonnement. L’étonnant, c’était que personne n’ait pu confirmer auparavant une histoire si vraisemblable.

La seule supposition crédible consistait à imaginer que leur lien était resté tacite et même ignoré pendant les quinze dernières années, par égard pour les autorités en place. À l’ombre de la douairière, leur amour n’avait pu s’épanouir. Mais à présent qu’elle-même avait rejoint les ombres le soleil brillait de nouveau pour eux. C’était tout à fait l’histoire de la rose et de l’églantier, bien dans l’esprit des Loveall – sauf que les deux amoureux n’avaient pas eu à attendre la mort pour unir leurs destins.

Cette hypothèse touchante fut bientôt rendue impossible par la révélation suivante : ma mère était enceinte et l’heureux événement était imminent. La mort de lady Loveall était survenue à point pour les amants. À chaque nouvelle péripétie, mon père voyait ses actions monter.

Quant à ma mère, elle s’installa dans la bibliothèque, sous la surveillance d’un médecin et d’une sage-femme. Quelques mois plus tard, je vins au monde. L’opinion générale est que cette union et son fruit n’auraient jamais pu être reconnus du vivant de ma grand-mère. Son fils avec une domestique, enceinte de surcroît : on aurait pu aussi bien enterrer la douairière sur le ventre, afin de lui épargner la peine de se retourner dans sa tombe.

Wesley Stace (né en 1965), L’infortunée – traduction de Philippe Giraudon

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Hippolyte Flandrin (1809 – 1864), Madame Hippolyte Flandrin

De vous à moi..., La vie du site

De retour…

Toc, toc…

Je retourne timidement sur mon propre blog, ne sachant pas si quelques-un(e)s d’entre vous sont encore dans les parages… De longs mois se sont écoulés depuis mes derniers articles, et le temps m’a manqué pour continuer mes petites chroniques. Professionnellement il s’est passé beaucoup de choses dans ma vie (j’ai passé une certification au coaching professionnel et je suis désormais associée dans un cabinet de conseil), et j’ai dû mettre entre parenthèses mes activités de création.

A l’occasion de l’été j’ai décidé de revenir vers vous et de prendre de vos nouvelles… Mes autres activités entrant dans une période de stabilisation après deux années intenses j’ai décidé de reprendre le blog, la lecture, la broderie, le dessin. Je ne publierai plus chaque jour comme autrefois mais j’ai quand même très envie de vous retrouver…

Je vous adresse toutes mes pensées en ce beau mois de juillet et espère vous revoir vite… vous m’avez manqué !

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