Les volumes sont énormes et lourds. Iris doit les feuilleter debout. Une épaisse couche de poussière s’est accumulée sur le dos et la tranche supérieure. Iris en prend un et, en ouvrant au hasard les pages jaunies et cassantes, tombe sur mai 1941. Une certaine Amy est admise par le Dr Wallis. Veuve de guerre, Amy est soupçonnée d’avoir la fièvre puerpérale. C’est son frère qui l’amène. Il dit qu’elle n’arrête pas de nettoyer la maison. On ne mentionne pas le bébé, et Iris se demande ce qu’il est devenu. A-t-il vécu ? Le frère s’en est-il chargé ? Lui ou sa femme ? Le frère était-il marié ? Amy est-elle ressortie de l’hôpital psychiatrique ?
Iris tourne quelques pages. Une femme convaincue que la TSF allait tous les tuer. Une jeune fille qui s’échappait de la maison la nuit. Une lady quelque chose qui attaquait sans cesse une certaine domestique. Une femme de pêcheur, à Cockenzie, dont le comportement était jugé libidineux et indiscipliné. Une fille cadette qui s’était enfuie en Irlande avec un clerc de notaire.
[…] Iris retourne à Jane et à ses longues promenades solitaires. Elle remonte le temps. 1941, 1940, 1939, 1938. La Seconde Guerre mondiale va commencer, elle n’est qu’une idée, une menace dans l’esprit des gens. Les hommes n’ont pas quitté leur foyer, Hitler n’est qu’un nom dans les journaux, on n’a pas encore entendu parler de bombes, de blitz, de camps de concentration, l’hiver s’efface devant l’automne, l’été, le printemps. Avril mène à mars, puis à février, et Iris lit que des femmes refusent de parler, de repasser le linge, se disputent avec leurs voisines, sont hystériques, ne font pas la vaisselle, ne balaient pas le sol, ne veulent pas avoir de relations avec leur mari, ou en veulent trop, ou pas assez, ou pas comme il faudrait, ou en cherchent ailleurs. Elle voit défiler des maris au bout du rouleau, des parents incapables de comprendre les femmes que sont devenues leurs filles, des pères qui ne cessent de répéter que leur petite était une enfant adorable. Des filles qui n’écoutent personne. Des épouses qui, un beau jour, font leur valise, quittent la maison en refermant la porte derrière elles, et qu’il faut faire rechercher pour les ramener de force.
Quand, au détour d’une page, Iris tombe sur le nom d’Euphemia Lennox, elle manque ne pas s’arrêter. Il doit y avoir des heures qu’elle a commencé à feuilleter les recueils et elle est tellement abasourdie par ce qu’elle lit qu’elle doit se reprendre, se rappeler que c’est pour Esme qu’elle est venue. De ses doigts, elle lisse le papier à la page concernant son admission.
Âge : seize ans, voilà ce qui attire tout d’abord son regard. Puis : Insiste pour garder les cheveux longs. Iris lit tout, du début à la fin, puis recommence. Les derniers mots sont les suivants : Les parents signalent qu’ils l’ont trouvée en train de danser devant le miroir, habillée avec les vêtements de sa mère.
Maggie O’Farrell (née en 1972), L’étrange disparition d’Esme Lennox – traduction de Michèle Valencia
Herbert James Draper (1863 – 1920), Lamia