Cultures

Art-thérapie

Vers la fin de son séjour, il se fit une amie, et, tous les soirs où ils dînaient ensemble, elle lui répétait son histoire. Il l’avait rencontrée en art-thérapie et, depuis, ils s’asseyaient l’un en face de l’autre à une table pour deux au réfectoire, à bavarder comme un couple qui se retrouve pour un rendez-vous ou encore, étant donné les trente ans de différence d’âge, comme un père et sa fille, même si c’était à propos de sa tentative de suicide. Le jour où ils s’étaient rencontrés, deux jours après qu’elle fut arrivée à l’hôpital, ils étaient tous les deux seuls dans la salle de dessin, avec la thérapeute qui, comme si l’on était au jardin d’enfants, leur avait donné à chacun des feuilles de papier blanc et une boîte de pastels pour qu’ils puissent jouer avec, en leur disant de faire le dessin de leur choix. Il ne manquait, s’était-il dit, que les petites tables et les petites chaises. Pour faire plaisir à la thérapeute, ils avaient travaillé en silence pendant un quart d’heure, puis, toujours à cause d’elle, chacun avait écouté avec attention les réactions de l’autre à son dessin. Elle avait dessiné une maison et un jardin, et lui, le portrait de lui-même en train de dessiner : le portrait, avait-il dit à la thérapeute lorsqu’elle lui avait demandé ce qu’il avait fait, d’un homme qui a craqué, qui se fait interner, qui va à une séance d’art-thérapie et à qui la thérapeute demande de faire un dessin. « Et si vous deviez donner un titre à votre dessin, Simon, qu’est-ce que ce serait ? – La réponse est toute trouvée. « Qu’est-ce que je peux bien foutre ici ? » »

Philip Roth (né en 1933), Le rabaissement – traduction de Marie-Claire Pasquier

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Maurits Cornelis Escher (1898 – 1972), The Mathemagician

Cultures

Nahash

 

Tes pieds s’enfoncent dans la terre spongieuse. De toutes parts résonne le vacarme furieux des oiseaux, des crapauds-buffles et des cigales. Au pied de la colline, des planches ont été posées en travers du marais; tu te demandes s’il est prudent d’y mettre le pied, elles sont tellement pourries.

Il est bon d’avoir peur, il est normal d’avoir peur. La peur te sauvera la vie. […] Au travers d’une forêt éparse d’arbres sans écorce – des bambous, apprendras-tu – la rivière scintille de reflets vert bouteille pareils à des éclats de verre brisé. Dans quel sens coule la rivière ? Vers le nord, en direction du lac Oriskany ? A des centaines de kilomètres de là ?

Sur la rive opposée plane un voile de brume. L’arrière des maisons et des bâtisses est presque fondu dans l’obscurité des arbres, de la végétation pareille à une jungle. Tu pénètres dans le marais d’un pas timide, étrange sensation de flottement à mesure que tu avances sur les planches; le marais est vivant, le sombre limon fertile gorgé d’eau produit un bruit de bulles visqueux.

[…] Sitôt franchie la lisière du marais, où se dressent au-dessus de ta tête les joncs, les roseaux et les tiges de bambou, tu le vois – ombre noire qui se glisse, vive, sinueuse. Corps luisant, noir huileux, parcouru d’étincelles, dessinant un S. Un serpent ! Aussi long que ton bras ! Impression fugitive d’une tête courroucée en forme de pelle levée vers toi, d’yeux jaunes éclatants de colère. […]

L’instant d’après, il a disparu.

Joyce Carol Oates (née en 1938), Premier amour traduction de Sabine Porte

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John Collier (1850 – 1934), Lilith