Ainsi donc, du seul fauteuil confortable de ma chambre, où je passai la nuit entière à lire Aristophane, je pouvais apercevoir une partie du couloir du premier étage par ma porte entrebâillée. A un certain moment au cours de la soirée, je vis Sophie porter dans la chambre de Nathan les albums de disques qu’il l’avait sommée de lui rendre. Lorsqu’elle regagna sa chambre, je constatai qu’elle était de nouveau en larmes. Comment pouvait-elle continuer ainsi ? D’où venaient ces larmes ? Plus tard, elle passa et repassa inlassablement sur le phonographe le dernier mouvement de cette Première Symphonie de Brahms que dans sa générosité il lui avait permis de garder. Sans doute était-ce maintenant son seul album. Toute la soirée, la musique filtra à travers le plafond mince comme du papier, le son tragique et noble du cor d’harmonie se mêlant en contre-chant dans ma tête au gazouillis perçant de la flûte, pour remplir mon âme d’une tristesse et d’une nostalgie parmi les plus intenses que j’eusse jamais encore ressenties. Je songeai à l’instant où cette musique avait été composée. Une musique qui, entre autres choses, évoquait une Europe plongée dans la paix et le bonheur, baignée dans la douce lueur ocre de crépuscules sereins – enfants vêtus de petits tabliers et aux cheveux nattés que l’on promenait en charrettes anglaises, excursions dans les clairières du Wiener Wald et robuste bière bavaroise, dames de Grenoble armées de parasols se pavanant à la lisière étincelante des glaciers des Grandes Alpes, voyages en ballon, joie de vivre, valses étourdissantes, vin de Moselle, Johannes Brahms lui-même, avec sa barbe et son cigare noir, méditant ses accords titanesques sous les arbres du Hofgarten dépouillés par l’automne. Une Europe d’une douceur presque inconcevable – une Europe que Sophie, acharnée à se noyer dans son chagrin là-haut au-dessus de ma tête, n’avait pas pu connaître.
William Styron (1925 – 2006), Le choix de Sophie – traduction de Maurice Rambaud
Caspar David Friedrich (1774 – 1840), La terrasse du jardin